articles

L’interview de Jessy Trémoulière

« Ferme et rugby : j’ai besoin des deux »

Sacrée meilleure joueuse de rugby à XV du monde en 2018, puis de la décennie 2010-2020, Jessy Trémoulière est avant tout éleveuse en Haute-Loire. À 29 ans, elle consacre 75 % de son temps au rugby et le reste sur la ferme laitière. Entre sport et agriculture, la jeune femme a trouvé son équilibre.

Jessy Trémoulière pratique le rugby au sein de l’équipe de France et de l’ASM Romagnat, qui évolue en Élite. Le reste de son temps est passé sur la ferme, salariée auprès de son père Serge et de son frère Amaury. Une exploitation laitière labellisée AB depuis 2010, 100 % herbe avec en plus des cultures de vente sur 270 hectares et qui commercialise le lait chez Soodial.

Comment articules-tu tes deux métiers, le rugby et l’élevage laitier ?

J’ai un contrat annualisé avec l’équipe de France de rugby. Je m’entraîne tous les jours dans une salle de musculation près de chez moi et à Romagnat trois fois par semaine, plus les matches le week-end. Nous nous organisons avec mon père. Quand je suis à la ferme, je m’occupe de la traite. Quand je suis avec l’équipe de France, il prend le relais. Cette année sera compliquée à cause du Tournoi des six nations en mars-avril et de la Coupe du monde en octobre-novembre. Je serai à la ferme au mois de juin, mais les gros travaux n’auront pas commencé. J’arrive à bien séparer mes activités agricoles et sportives, même si la traite me manque un peu quand je suis en équipe de France. Dans mon quotidien d’agricultrice, je dois faire attention à tout : gérer mes entraînements, mes repas, me reposer aussi parce que si j’arrive fatiguée en équipe de France, je me fais taper sur les doigts.

Entre le rugby et l’agriculture, quelles sont les valeurs communes ?

Elles sont nombreuses. On peut noter le dépassement de soi, la rigueur, la réflexion, être besogneux aussi. Comme dans le monde agricole, on repousse sans cesse ses limites, on n’écoute pas son corps. À l’entraînement, quand mon entraîneur me demande si j’ai mal et que je réponds oui, il me dit « c’est dans la tête, allez cours ! ». Ce qu’il y a de commun aussi, c’est la réflexion. À la traite, si je vois qu’une vache fait une mammite ou qu’elle rumine, je me demande comment je vais la soigner. Au rugby, on prépare nos matches et sur le terrain, on s’adapte aux différentes situations et on anticipe.

Tu as grandi à la ferme, qu’en retires-tu ? Comment cette expérience t’aide-t-elle dans ta carrière de rugbywoman ?

Ce qui m’a aidée, c’est la ténacité. À la ferme, on a affaire à des animaux qui désobéissent parfois à nos ordres, qui veulent aller à un endroit alors qu’on veut les emmener à un autre. Quand j’étais gamine, on me disait « allez Jessie, les génisses sont sorties, il faut aller les camper ». Vous ne pouvez pas dire, non je n’ai pas envie. La bête vous devez aller la chercher. Au rugby, c’est pareil. Ensuite, c’est le travail. Il faut se lever le matin. Si je ne me lève pas, personne ne va le faire à ma place. Le manque de travail se répercute sur le collectif, nous avons besoin les uns des autres.

« Le titre de meilleure joueuse du monde, je le voulais. C’est le défi que je me suis lancé au moment de ma blessure en 2017 »

En 2016 et 2017, deux fractures au péroné et au bassin t’ont empêchée de participer à la Coupe du monde de 2017. Comment as-tu géré cette difficulté ?

Ces fractures ont généré une grosse frustration, parce que j’ai tout fait pour en revenir, sans succès. Mais j’ai la chance de ne pas avoir que le rugby dans la vie. Je me suis remise d’aplomb avec la rééducation puis je suis revenue à la ferme pour penser à autre chose. Me sentir utile ici, auprès de ma famille, m’a fait passer un cap. Et puis je me suis dit qu’il y aurait d’autres difficultés. Cette expérience me fait relativiser et m’incite à vivre encore plus l’instant présent. Je me dis tout le temps : ce match est peut-être le dernier. L’entourage est précieux en sport de haut niveau. Mon père a pratiqué le rugby, quand on discute, il sait de quoi je parle.

Que représentent les prix de meilleure joueuse du monde reçus en 2018 et en 2020 ?

Le titre de meilleure joueuse du monde, je suis allée le chercher. C’est le défi que je m’étais lancé au moment de ma blessure en 2017 pour me remotiver. Je me suis dit, tu fais tout ça pour être la meilleure joueuse du monde. Et je n’ai pas lâché jusqu’au jour où c’est arrivé. Mais ces récompenses ne m’apportent pas plus de confiance ou de crédibilité. Mon moteur reste de positiver et de toujours regarder de l’avant.

Ton prochain défi ?

Gagner la Coupe du monde. La faire déjà, puis la gagner ! Je vais tout faire pour y arriver. Il faut tout faire sans regret.

Une journée type sur ta ferme ?

Le matin, je trais puis je vais à Brioude faire de la musculation dans une salle de sport. Je rentre manger puis je m’occupe de ce qu’il y a à faire à la ferme. En fin d’après-midi, je vais m’entraîner à Romagnat, sinon j’assure la traite du soir.

Comment vois-tu ta vie plus tard ? Le rugby gardera-t-il une place importante ?

Un jour, l‘expérience en équipe de France s’arrêtera. Mon projet professionnel prendra le dessus. Je compte m’installer dans quelques années avec mon frère pour que mon père puisse prendre sa retraite. Tout dépendra de ma santé, de la vie de famille. Est-ce que le lait sera encore rémunérateur ? Pour le moment, le rugby me rémunère. Mais par la suite, si je vais aux entraînements, qui va assurer à la ferme ? Ma nouvelle profession d’agricultrice sera privilégiée.

Après toutes ces émotions vécues dans le sport de haut niveau, as-tu peur de t’ennuyer sur ton exploitation ?

Je ne m’ennuie jamais à la ferme, mais il peut me manquer quelque chose. Je ne suis pas faite que pour le rugby, ni uniquement pour la ferme, c’est une question d’équilibre. Il me faudra quelque chose pour sortir du milieu du travail.

As-tu un conseil pour un jeune agriculteur afin qu’il soit bien dans sa tête et dans son corps ?

L’ouverture d’esprit : s’intéresser, lire des revues, prendre le temps de discuter avec des gens qui se promènent, avec ses voisins agriculteurs ou non. Y compris avec ceux qui n’ont pas le même système que nous, c’est enrichissant et il y a toujours des choses à en retirer.

Jessy Trémoulière en sept dates


• 29 juillet 1992 naissance à Beaumont dans le Puy-de-Dôme
• 29 novembre 2011 Première sélection en équipe nationale de rugby à XV
• juillet 2015 Contrat semi-pro en rugby à 7 avec la fédération française de rugby
• 2016 Championne de France avec l’Ovalie romagnoise
• 25 novembre 2018 sacrée meilleure joueuse de rugby du monde par le World rugby
• 2019 Après deux ans, Jessie quitte le stade rennais pour revenir au club de Romagnat
• 7 décembre 2020 sacrée meilleure joueuse de la décennie 2010-2020 par le World rugby